vendredi 13 janvier 2012

Constance NAUBERT-RISER. « DER STURM »

DER STURM

Entre 1905 et 1922, le courant expressionniste qui traverse la littérature et l'art allemands est accompagné d'une prolifération de revues qui aspirent à une transformation des valeurs établies. Plusieurs de ces revues sont éphémères. Parmi celles qui se distinguent par leur longévité, la revue Der Sturm (1910-1932), tirée à 30 000 exemplaires et diffusée à travers l'Europe, devient rapidement le tremplin des novateurs. C'est à Berlin, en mars 1910, que paraît le premier numéro de cet hebdomadaire d'avant-garde qui fut presque l'œuvre d'un seul homme. Le nom même, Der Sturm (La Tempête), renvoie à la volonté explicite de son directeur Herwarth Walden (Berlin, 1878-Saratov, U.R.S.S., 1941) de secouer radicalement les idées reçues. Dans les premiers numéros on trouve essentiellement des articles de critique littéraire et des textes d'auteurs appartenant à la première génération expressionniste. Mais Walden, qui recherche activement tout ce qui est nouveau et provocateur, ne tarde pas à s'intéresser aux arts plastiques.
Au printemps de 1910, il fait à Vienne la connaissance d'Oskar Kokoschka. Cette rencontre marque non seulement le point de départ d'une longue collaboration, mais aussi le début du recours aux arts graphiques pour illustrer la revue. Aux portraits dessinés par Kokoschka s'ajoutent les bois gravés par les membres de Die Brücke, Max Pechstein, Ernst Kirchner et Erich Heckel. L'image contribue ainsi à la diffusion du terme « expressionniste », dont la revue peut revendiquer la responsabilité en publiant en 1911 et en 1912 des articles polémiques de W. Worringer et de P. F. Schmidt sur ce sujet.
Walden, qui ne cesse de voyager à travers l'Europe à la découverte de nouveaux talents, fonde une galerie du même nom à Berlin et organise en mars 1912 la première exposition Der Sturm, dont le noyau est constitué par les peintres du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) de Munich. En les regroupant avec les membres de Die Brücke, il devient le défenseur des deux avant-gardes les plus révolutionnaires d'Allemagne. L'action conjointe de la revue et de la galerie est d'une extrême importance pour la diffusion des idées expressionnistes sur les arts plastiques, la poésie, le théâtre et la musique. En 1912-1913, vingt-deux expositions présentent aux Berlinois les avant-gardes européennes. Pourtant Walden n'impose pas une direction unique, sa grande tolérance permet à plusieurs tendances de s'exprimer. Sa position est à la fois polémique et ponctuelle, car elle cherche à présenter les multiples facettes de l'avant-garde. Dans cette optique, il révèle aux Allemands, dès 1913, les futuristes italiens. Il prend contact avec les membres de la Section d'or à Paris et s'enthousiasme pour l'œuvre de Robert Delaunay, dont il publie un article, Sur la lumière. Il défend avec vigueur la peinture de Kandinsky et son récent livre Du spirituel dans l'art ; Der Sturm en publie le chapitre le plus important : « Le Langage des formes et des couleurs ». Der Sturm a également des activités de maison d'édition. Ainsi fait-il paraître, en 1913, Regards sur le passé de Kandinsky, et Les Peintres cubistes d'Apollinaire, quelques mois seulement après la première édition parisienne.
Sous les auspices du Sturm, Walden organise en 1913 le premier Salon d'automne de Berlin, inspiré par le Salon d'automne de Paris. Mais par un choix rigoureux fondé sur des critères esthétiques sûrs, il fait de cette exposition la plus grande manifestation artistique de l'avant-guerre en Europe. Toute l'avant-garde est au rendez-vous et la liste des participants témoigne d'une compréhension de la peinture unique pour l'époque : 366 tableaux de 90 artistes provenant de 15 pays différents, dont la Russie, l'Autriche et même les États-Unis. Le Salon remporte un tel succès que Walden décide d'organiser des expositions itinérantes afin de faire connaître l'avant-garde aux autres villes d'Allemagne. Il publie régulièrement des porte-folios des artistes qu'il défend, ainsi que des cartes postales où sont reproduites leurs œuvres, leur assurant ainsi une vaste diffusion.
En 1914, la revue devient mensuelle, mais la guerre ne ralentit pas les autres activités ; les expositions se succèdent chaque mois dans la galerie berlinoise : Klee, Chagall, Gleizes, Duchamp-Villon, Franz Marc. En 1916, la revue annonce la création d'une école d'art, la Sturmschule, qui propose des cours de musique, de poésie, de théâtre et de peinture. La liste des professeurs comprend, entre autres, les futurs « maîtres » du Bauhaus de Weimar : Paul Klee, Lothar Schreyer et Georg Muche. En 1917, Walden fonde un théâtre expérimental, la Sturmbühne, qu'il dirige avec Lothar Schreyer.
À la fin de la guerre, la position centrale de Der Sturm est remise en cause par la concurrence des autres revues et l'ouverture de nouvelles galeries. Dans un premier temps, Walden défend Dada en accueillant Kurt Schwitters et Max Ernst dans sa galerie. Puis, sous l'impact de la révolution de novembre 1919, il se politise davantage et devient membre du Parti communiste allemand. Il expose les avant-gardes hongroises et polonaises. En dépit de la qualité indiscutable de l'exposition Pougny en 1921 et de celle de Moholy-Nagy en 1922, Walden met fin à toutes les activités parallèles à la revue (théâtre, expositions, lectures publiques, etc.) et consacre la plus grande partie de son temps à des activités politiques. En 1932, face à la montée du nazisme, il arrête la publication de la revue et décide d'émigrer en U.R.S.S.
Constance NAUBERT-RISER. « DER STURM », Encyclopaedia Universalis

Étiennette GASSER, « Der Blaue Reiter »



DER BLAUE REITER
Munich est en pleine effervescence artistique au début du xxe siècle. Déjà, en 1892, des artistes se séparaient de l'Association munichoise et formaient la première sécession d'Allemagne. La revue Jugend, organe du Jugendstil, ou Art nouveau, ferment de rénovation, paraît en 1896. La même année voit l'arrivée des Russes Kandinsky, Jawlensky et Marianne von Werefkin. Kandinsky ouvre une école d'art en 1902 et préside le groupe « La Phalange », se situant rapidement comme une des personnalités marquantes de la fameuse cité des arts. En 1904, tous les mouvements avancés se fédèrent en une première association. Des expositions de Cézanne, de Van Gogh, de Gauguin, des néo-impressionnistes sont suivies de celles des nabis, de Matisse, de l'art oriental. Von Tschudi, nommé directeur des musées de l'État bavarois en 1909, contribue à donner à Munich une place prépondérante dans le mouvement moderne. Une nouvelle fédération d'artistes « avancés » se forme, la Neue KunstlerVereinigung (N.K.V.). Kandinsky en est le président. Les expositions de la N.K.V. sont animées d'un esprit d'internationalisme culturel analogue à celui des Indépendants à Paris. Son programme, rédigé par Kandinsky et Jawlensky, est une profession de foi, la croyance esthétique en un éclectisme qui embrasse les productions les plus archaïques et les plus modernes. Mais, dans ce vaste groupement hétérogène, la majorité des peintres en reste à un mélange de fauvisme et de Jugendstil. Vers 1910, divers artistes, subissant l'attraction des idées de Kandinsky, forment un petit groupe, prélude de la scission d'où naîtra le Blaue Reiter, une des manifestations les plus importantes du dynamisme propre au génie allemand.
Le cercle du Blaue Reiter
Idée-force plus que groupe, Der Blaue Reiter, ou Le Cavalier bleu, n'est pas un mouvement cohérent et organisé comme la Brücke à Dresde. Il est l'aboutissement d'une évolution qui trouve son origine dans un véritable confluent d'idées et d'expériences européennes. Le refus du Jugement dernier de Kandinsky par le jury d'exposition de la N.K.V. met en évidence des dissentiments personnels et esthétiques. Deux camps se forment, l'un autour de Kandinsky, l'autre autour d'Erbslöh et Kanoldt. Kandinsky démissionne. Franz Marc le suit avec Kubin et Münter. Jawlensky et Werefkin tout en sympathisant avec leurs idées restent à la N.K.V. De façon tout à fait précise et concrète, le Blaue Reiter à sa naissance est constitué par les rédacteurs de l'Almanach, c'est-à-dire Kandinsky et Marc aidés de Macke, tous trois réunis, l'été et l'automne 1911, à Sindelsdorf où se trouve aussi Campendondek. Le Cavalier bleu est ainsi un cercle d'amis, ouvert. Le 11 décembre 1911, Kandinsky et Marc décident d'affirmer leur position par une exposition. Grâce à l'appui de Von Tschudi, elle a lieu à la galerie Tannhäuser, du 18 décembre 1911 au 1er janvier 1912, sous le titre « Der Blaue Reiter ». L'emblème provient tout naturellement de ces cavaliers et chevaux dont les deux amis sont obsédés et de leur commune prédilection pour le bleu, couleur signifiant une même aspiration vers le spirituel, comme Kandinsky l'explique dans le Kunstblatt XIV, 1931. Un de ses tableaux de 1903 porte déjà ce titre. Les peintres invités à l'exposition sont réunis autour du Douanier Rousseau : Delaunay, Kandinsky, Marc, Macke, Campendonk, les deux Burljuck, le compositeur et peintre Schönberg et quelques autres : Niestlé, Bloch, Elisabeth Epstein, Kahler. Sélection restreinte (quarante-trois numéros) mais pourtant significative, l'exposition a une importance historique et parcourt l'Allemagne. La seconde exposition s'ouvre le 12 février 1912 à la galerie Glotz à Munich, sous le titre « Noir et Blanc ». Consacrée à l'art graphique, elle a une portée plus large et réunit plusieurs centaines de dessins, gravures, aquarelles des premiers exposants, des membres de la Brücke, de Klee, Kubin, des cubistes Braque, Picasso, Derain, La Fresnaye, de Vlaminck, des Russes Malevitch, Larionov, Gontcharova, des Suisses, un Alsacien, Arp, des Allemands isolés, Morgner et Tappert. En 1912, le Blaue Reiter est invité à l'exposition internationale du Sonderbund de Cologne, et au Sturm en 1913, au premier Salon d'automne allemand, mais d'audience internationale, organisé par Walden. La guerre coupera l'élan du Cavalier bleu.
Doctrine
Le Blaue Reiter n'a ni programme, ni adhérents. Un accord tacite sur les problèmes de l'esprit et de l'art fonde l'union des intéressés. Un homme est en mesure de les formuler : Kandinsky. En 1910, il écrit Du spirituel dans l'art (édité à Munich en 1911) où il part d'une critique de la structure matérialiste du monde contemporain. Il voit la science transmuter la matière en symboles d'énergie, l'art de Matisse libérer la couleur de sa fonction de signifier les objets, chez Picasso, l'éclatement des formes. Autant de signes d'un « grand tournant ». Sa conclusion est celle d'un peintre qui identifie les voies du spirituel à des voies plastiques : « L'harmonie des couleurs et des formes doit être basée sur une seule chose, le contact efficace avec l'âme humaine. » La seule loi de l'artiste est « la nécessité intérieure ». Il est libre d'agir comme l'esprit le pousse, libre même d'abandonner les images de la nature et de donner pouvoir expressif aux formes et aux couleurs pures. Un sentiment religieux, implicitement chrétien, sous-tend cette conception où l'homme est en communication privilégiée avec le monde et les réalités transcendantes. Des notions de théosophie s'y mêlent. Le groupe lit Steiner et Hélène Blavatzki, il est préparé à voir le prodige de la révélation partout. Dans l'esprit de Marc, l'essence d'une image est son pouvoir de « surgir ailleurs ». Dès 1908-1909, Kandinsky sentait qu'il en viendrait à rejeter les apparences extérieures. Cette même année, il rencontre Worringer qui devient un des supporters de l'expressionnisme. Les livres de l'esthéticien : Abstraktion und Einfühlung (paru en 1907, la même année que L'Évolution créatrice de Bergson) et Die Formprobleme der Gothik (1909) exaltent l'intuition et montrent l'abstraction comme l'une des deux orientations possibles de l'activité créatrice, laquelle relève d'un sentiment d'appartenance et d'immanence à la toute-puissance cosmique : idées en relation avec celles de Kandinsky (1re aquarelle abstraite, 1910), et celle de Marc sur la vision de la nature en tant qu'expression d'une condition intérieure. L'amitié de Kandinsky et de Schönberg, vers 1909, est une autre constellation du « printemps héroïque » de Munich. La pulvérisation de l'univers tonal, amorcée en 1908, est parallèle à l'explosive destruction des images. Ni Kandinsky ni Schönberg ne renient l'impression de l'événement extérieur, mais ils la rangent parmi ces influences et prétextes que le génie intérieur doit valoriser. Contamination, engagement de la pensée vers des formes idéologiques également décelables dans l'épopée poétique. La Lumière nordique de Däubler (1910), Le Jeune Homme debout de Lembruck (1913). Les mêmes tendances à la dématérialisation s'y expriment.
C'est aux avant-gardes européennes que le Blaue Reiter fait appel pour ses deux expositions. Né d'une décision et d'un choix arbitraire, conscient de ses buts, il réunit, dans une fraternité généreuse, expressionnisme, cubisme, tendances abstraites. Sur la page du catalogue inaugural, une simple déclaration : « Nous ne cherchons pas à propager une forme précise ou particulière ; notre but est de montrer dans la variété des formes représentées comment le désir intérieur des artistes se réalise de multiples façons. » Une position est affirmée : il n'y a pas de question de forme, il faut envisager un contenu artistique. L'Almanach la confirme : « Le renouveau ne doit pas être formel, mais plutôt une renaissance de notre façon de penser », écrit Marc. Le point de vue des participants est tout à fait homogène. Parmi les cent quarante illustrations, des plus primitives productions aux plus modernes, les fixés sur verre bavarois, les dessins d'enfants, les gravures anciennes allemandes occupent une place privilégiée, œuvres d'« artistes purs ». Le mouvement antinaturaliste moderne est décrit dans toutes ses ramifications. Citons la description des méthodes de composition de Delaunay et l'article de Kandinsky Sur la question de la forme, où il conclut que l'art futur oscille entre la Grande Abstraction et le Grand Réalisme dont le Douanier est un étincelant témoignage. La tentative de synchronisme de musique et d'effets colorés du Prométhée de Scriabine est discutée par Schönberg, appuyée par Le Ton jaune de Kandinsky, exemple de son idée favorite d'« œuvre d'art totale », combinant pantomime, orchestration lumineuse colorée et musique. L'Almanach définit la situation de 1911, et prélude au développement qui culmine en 1912 et où se réalise « la construction intérieure mystique du monde » selon la romantique et paradoxale formulation de Marc appuyée par Macke qui voit la forme comme « l'expression de forces intérieures ». Cristal à facettes, le Blaue Reiter réfracte chaque individualité dans sa croissance : religiosité romantique et mystique de Marc ; vision poétique de Macke ; sensibilité de Klee : mysticisme russe de Jawlensky qu'aiguillonne la passion mystique de Kandinsky, elle-même freinée par sa stricte intelligence.
Quatre artistes liés au Blaue Reiter
Franz Marc
Arrivé à la peinture après des études de théologie et de philologie, Marc étudie à Munich, se lie avec le peintre animalier Niestlé, dont l'influence est en accord avec son amour des animaux. Ceux-ci, il les sculpte, les peint, les traitant tour à tour selon les formules du Jugendstil, de l'impressionnisme connu à Paris en 1903, du néo-impressionnisme découvert, en 1906, lors d'un second voyage. L'exemple de Van Gogh et de Gauguin, celui de l'œuvre de Kandinsky l'amènent progressivement à la conquête de sa première manière originale (Chevaux rouges – Chevaux bleus, 1911). Son naturisme puissant s'exprime à travers un schéma fondé sur la courbe, avant qu'il ne parvienne à la pleine possession de ses moyens ; il s'appuie sur l'expérience cubiste, sur l'orphisme de Delaunay, et sur le futurisme. Dès lors, une construction fortement accusée, rythmée par les lignes-forces futuristes, un chromatisme violent mais aussi une matière transparente dans l'éclat de la lumière affirment la maîtrise d'un tempérament généreux. La guerre des Balkans (1912-1913) et le pressentiment de la Première Guerre mondiale marquent de leur atmosphère d'angoisse une œuvre où se révèle la joie d'une plénitude artistique atteinte. Parvenu à la peinture inobjective en 1914, Marc n'a jamais entièrement abandonné la figuration. Dans son carnet d'esquisses du front, dix seulement sur trente-cinq sont abstraites. Sa mort prématurée à Verdun, le 5 mars 1916, ne peut laisser prévoir s'il aurait, comme Klee, gardé les deux modes d'expression.
August Macke
Élève de Corinth, en 1908, à Berlin, deux séjours à Paris (1907-1908) lui font connaître l'impressionnisme comme en témoignent alors ses œuvres. Il se lie d'amitié avec Marc et en 1911 séjourne chez Kandinsky à Murnau. 1912 est une date capitale, celle de ses contacts personnels avec Delaunay à Paris en compagnie de Marc. Dès lors il organise en une construction légère d'une couleur lumineuse les éléments structurels imposés par Cézanne. Au cours de ses deux dernières années créatrices (1913 au lac de Thoune, 1914 à Kairouan avec Klee et Moilliet), Macke trouve l'équilibre entre l'arrangement formel et la sensation. Élément modéré du Blaue Reiter, peintre de la ville moderne, de ses vitrines, de ses parcs et promenades, il les peint avec un lyrisme très personnel. Avant sa mort, en septembre 1914, sur le front de Champagne, Macke parvient à une abstraction apparentée aux contrastes de formes de Léger, mais d'un chromatisme clair. Comme pour Marc, la question se pose de l'évolution possible d'une œuvre trop tôt interrompue.
Alexei von Jawlensky
Lié spirituellement au Blaue Reiter, arrivé en 1896 à Munich, où il est un des fondateurs de la N.K.V., Jawlensky connaît les méthodes et principes esthétiques de l'école de Pont-Aven en Bretagne où il peint, en 1905, « ce que je sens et non simplement ce que je vois ». Gauguin, Van Gogh, Matisse, Kandinsky, tels sont ses points de départ. Natures mortes, paysages et surtout « têtes » sont les thèmes de ce fauve dont la couleur montée, brillante, posée en larges touches plates et cernée de forts contours, a une signification symbolique. Entre la Jeune Fille aux pivoines (1909) et la Tête de jeune fille (1913) se situe une évolution vers un mysticisme exalté qui donne au visage humain un pouvoir symbolique comparable aux portraits du Fayoum ou aux icônes byzantines. Si Jawlensky ne suivit pas Kandinsky sur la voie de l'abstraction au temps du Blaue Reiter, les années de guerre devaient l'y conduire à travers les Variations sur un paysage de Suisse et une série de « têtes » mystiques. Russe, il réalise des icônes modernes.
Alfred Kubin
Kandinsky le désigne avec Maeterlinck, Scriabine et quelques autres comme l'un des « voyants », des « prophètes » de notre temps. Hormis quelques aquarelles et gouaches, Kubin a donné une œuvre exclusivement graphique : dessins, lithos, illustrations de livres (Tristan de T. Mann ; Le Double de Dostoïevski ; Poe ; Barbey d'Aurevilly). Kubin exprime son propre monde plein de fantômes et de démons, un monde de cauchemars et de névrose. Son graphisme se caractérise par l'absence de centre de composition. Un fil d'encre qui saisit l'imagination du spectateur tisse ce style psychographik que cherche Kubin, capable de transcrire « comme un instrument météorologique très sensible les moindres oscillations de mon climat vital » (meiner Lebensstimmung). Graphisme sauveur qui exprime et délivre. Kubin témoigne de toute une zone de culture germanique obsédée par la conception d'un monde autre et qui serait effrayant. Ce monde, Kubin le révèle par un coup de génie prophétique dans « un écrit véritablement possédé du démon, démonisé », dit-il, son seul roman : L'Autre Côté. En quatre mois, il se débarrasse du songe dont il est obsédé et qu'il annonce comme une apocalypse. Dans l'Empire du rêve où vit une étrange population aux yeux bleus, le héros se heurte aux obstacles, aux secrets, à l'inexplicable, à la tragédie. Kubin, dans le ciel serein de 1908, annonce l'univers de Kafka dont l'œuvre le suit de quelques années, Kafka qu'il a connu, illustré. Il annonce et dénonce, pour nous qui connaissons les choses et leur accomplissement, une idée fondée en réalité. Dans l'hypothétique rêverie de Kubin comme dans l'opération créatrice de Kandinsky ou de Klee, il s'agit d'un irrépressible besoin de passer de l'âme à l'œuvre, d'accomplir le salto mortale qui, à mieux dire, est un salto vitale, un bond libérateur.
Le terme « expressionniste » n'a pas fini d'être controversé. P. Selz, B. Myers rangent, comme jadis Walden, les artistes du Blaue Reiter dans l'expressionnisme. B. Dorival, faisant observer l'influence de Delaunay sur Macke et Marc, conteste cette position qui « confond sous le nom générique de l'expressionnisme la peinture des membres de la Brücke et celle de Kandinsky et Jawlensky avec l'art tellement autre que Marc, Macke, Campendonk pratiquent de 1912 à 1914 ». Observation pertinente, surtout à propos de Macke, mais on souhaiterait voir cerner de plus près la notion d'expressionnisme et ses variations. Le cas de Marc est problématique en effet. À côté d'œuvres marquées de la recherche d'équilibre et des couleurs claires de Delaunay, d'un certain ordre latin, d'autres sont inspirées par un romantisme sombre que la sensibilité du peintre aux événements exacerbe. Les moyens formels sont tout entiers soumis au besoin d'exprimer un sentiment. Contrairement à une opinion trop souvent émise, tout n'est pas forcément, dans l'expressionnisme, exaltation incontrôlée.
Étiennette GASSER, docteur en sociologie. « Der Blaue Reiter », Encyclopaedia Universalis
Bibliographie
Artists of the Blaue Reiter, catal. expos., Busch Reisinger Museum, Cambridge, 1955
A. H. Barr, Cubism and Abstract Art, New York, 1936
L. G. Buchheim, Der Blaue Reiter und die neue Kunstler-Vereinigung München, Karlsruhe-Darmstadt, 1959
Der Blaue Reiter, München und die Kunst des 20. Jahrhundert, introd. L. Grote, catal. expos., Maison de L'Art, Munich, 1949
A. Cavallaro, Il Cavaliere azzuro e l'orfismo, Fabbri, Milan, 1976
Le Cavalier bleu, catal. expos., Musée des beaux-arts, Berne, 1986
Die erste Ausstellung der Redaktion der Blaue Reiter, galerie Tannhäuser, Munich, 1911
Die zweite Ausstellung der Redaktion der Blaue Reiter, galerie H. Goltz, Munich, 1912
K. Edschmid, Über den Expressionismus in der Literatur und die neue Dichtung, Dresde, 1918
E. Gasser, L'Expressionnisme et les événements du siècle, Genève, 1967
W. Haftmann, Malerei im 20. Jahrhundert, Munich, 1954
W. Hausenstein, Über Expressionismus in der Malerei, Berlin, 1919
R. Huyghe & G. Bazin, Histoire de l'art contemporain, Paris, 1935
W. Kandinsky, Du spirituel dans l'art, Denoël, Paris, 1971, rééd. Gallimard, 1989
W. Kandinsky & F. Marc, Der Blaue Reiter, 2e éd., Munich, 1914
L'Almanach du Blaue Reiter : Le Cavalier bleu, Klincksieck, 1981
K. Lankheit, « Zur Geschichte des Blauen Reiters », in Cicerone, Cologne, 1949
B. Myers, Les Expressionnistes allemands. Une génération en révolte, Paris, 1967
J. M. Palmier, L'Expressionnisme comme révolte : apocalypse et révolution, Payot, Paris, 1978
J. M. Palmier, L'Expressionnisme et les arts, 2 vol., ibid., 1979-1980
Paris-Berlin 1900-1930, catal. expos., Centre Georges-Pompidou, Paris, 1978
A. Podesta, « La Pittura tedesca dal postimpressionismo alla Nuova Soggettivà », in Broletto, III, 1938
P. Selz, German Expressionist Painting, Berkeley (Calif.), 1957.

Étiennette GASSER, « DIE BRÜCKE »

Erich HECKEL,Einladung zur Ausstellung K.G.Brücke in der Galerie Fritz Gurlitt, Berlin, 1912, Foto: Archiv Gerlinger-Göltz


DIE BRÜCKE
Depuis 1892, des « sécessions » s'étaient produites au sein des associations d'artistes de Munich, de Vienne, de Berlin. Elles témoignaient, comme la formation de divers groupes régionaux, d'un besoin d'émancipation et de libération artistique. Besoin européen, mais ressenti avec plus d'acuité en Allemagne où le développement de l'art est constamment freiné par l'esprit traditionaliste et autoritaire qui règne dans le pays. Depuis trois siècles de latinisation, l'art allemand s'était détourné des fortes traditions héritées du Moyen Âge.
Après le réalisme, qui incite l'artiste à peindre le milieu qui l'entoure et ses mœurs, une individualisation s'amorce sur le thème du symbolisme. L'Art Nouveau, ou Jugendstil, institue une expérience féconde en pays germanique, même s'il ne détermine pas résolument un style pictural. L'impressionnisme est encore « un accident », tentative tardive (au tournant du siècle) de s'insérer dans le mouvement moderne, mais significative par sa tonalité typiquement allemande, c'est-à-dire émotive et subjective. L'art germanique allait retrouver avec l'expressionnisme, avec la Brücke notamment, sa force et son énergie : il faut « faire du tableau un dynamomètre sensible de nos émotions », dira le peintre Feininger (Kunstblatt, 1931). C'est le besoin d'un tel art qui provoque la formation du groupe de la Brücke, le premier et le mieux organisé des groupements du jeune xxe siècle, tentative d'union idéale et de centralisation économique.
Historique
Die Brücke (« le Pont ») fut fondée en 1905 par quatre étudiants de l'École supérieure technique d'architecture de Dresde : Ernst Ludwig Kirchner, Fritz Bleyl, Erich Heckel, Karl Schmidt-Rottluff. À l'origine de cette fondation, il y a l'amitié et le travail en commun de Kirchner et de Bleyl, arrivés à Dresde respectivement en 1901 et 1902, la camaraderie d'Heckel et de Schmidt-Rottluff au lycée de Chemnitz avant leur venue à Dresde en 1904-1905. Ces quatre étudiants sont également intéressés par la peinture et le dessin ; formant une sorte de corporation, ils mettent en commun le lieu de travail, les modèles, le matériel. La Brücke réalise l'idée d'une communauté artistique reprise de Van Gogh (les premiers écrits sur Van Gogh paraissent en 1901 en Allemagne). Elle rejoint en la valorisant une idée littéraire, le « Nous sommes tous des travailleurs » de Rilke, poème écrit en 1898 et publié en 1905. Cet idéal d'une union artistique impliquait un élargissement du groupe primitif. Sollicité par Schmidt-Rottluff, le Frison Emil Nolde en fit partie de 1906 à 1907. À la requête d'Heckel, Max Pechstein fut accepté dans le groupe en 1905, mais exclu en 1912. Otto Müller s'inscrivit en 1910 et resta fidèle jusqu'en 1913. Parmi les autres membres, seul le Suisse Cuno Amiet, compagnon de Gauguin à Pont-Aven, eut – en son temps – une réputation qui dépassa les limites de son pays. Membre depuis 1906, comme le Finlandais Axel Gallén, il y demeura quelque temps, ainsi que Franz Nölken, et participa à l'exposition de 1907. Un événement important en 1908 : l'adhésion de Kees Van Dongen, Hollandais étroitement lié aux « fauves » parisiens. Invité, après une exposition commune en 1907, à faire partie du groupe, il se retira en 1909, ainsi que Bleyl.
Lorsqu'on parle aujourd'hui de la Brücke, on entend Kirchner, son animateur spirituel ; Nolde, que le groupe stimule fortement et dont les meilleures réalisations dépassent celles de la plupart de ses compagnons ; Pechstein, qui rendit populaire le mouvement ; Schmidt-Rottluff, un sombre et puissant « primitif » ; Müller, d'un exotisme plein de charme ; enfin Heckel, le plus organisateur et le moins révolté. Parce qu'elle y trouvait une atmosphère plus stimulante que dans la provinciale Dresde, la Brücke avait émigré à Berlin en 1911 ; elle y fut dissoute en 1913.
Programme de la Brücke
La Brücke mit au point un programme que Kirchner rédigea, l'été 1906, à Goppeln, près de Dresde, où il peignait avec Pechstein. Il parut en gravure sur bois avec l'emblème du groupe : « Animés de la foi dans le progrès, la foi dans une nouvelle génération de créateurs et d'amateurs d'art, nous appelons toute la jeunesse à se grouper et, comme des jeunes qui portent en eux le futur, nous voulons conquérir la liberté d'action et de vie face aux vieilles forces retranchées et établies. Sont avec nous tous ceux qui expriment directement et sincèrement leur impulsion créatrice. » Cet appel à un rassemblement de « tous les éléments jeunes et en fermentation » (Schmidt-Rottluff à Nolde, 1906) est une tentative pour établir un lien, un pont entre tous ceux qui désirent participer à la création de l'art futur, c'est-à-dire de l'art qu'eux-mêmes vont créer. « Nous avons un grand art allemand ; il faut créer une deuxième période. La première est celle de Dürer, Holbein, Grünewald ; moi, je me sens capable de participer » (Nolde à Rosa Schapire, 1908). En 1937, Kirchner confirma ce que fut son intention première en écrivant à Curt Valentin : « Il y avait ces peintures d'atelier sans vie ni sang. Dehors, il y avait la vie sonore et colorée avec toutes ses pulsations. » À la reconnaissance de la grande tradition allemande se joint la volonté d'ouvrir une nouvelle période en exprimant la vie, celle d'aujourd'hui.
Un esprit, un style
Si la Brücke ne formulait pas de doctrine précise – son but initial étant la recherche et l'expérimentation –, elle trouvait une impulsion dans les idées des philosophes et des écrivains : dans l'ardent lyrisme de l'Américain W. Whitman, dans l'exigence nietzschéenne d'une transmutation des valeurs, mais aussi chez les poètes symbolistes Rilke, Stefan George, chez les dramaturges Hauptmann, Wedekind, chez les Scandinaves Ibsen et Strindberg, plus tard chez les poètes expressionnistes Lasker-Schüler, Heym. C'est dans leurs œuvres que les artistes de la Brücke incarnèrent l'esprit du mouvement : anticonformisme, volonté de révolte contre l'hypocrisie bourgeoise et sentimentale, affirmation de la fragilité de l'ordre établi et pressentiment du nouveau. Pour elle, l'art est la révolte. Révolte artistique, mais liée au courant socialisant du célèbre journal satirique Simplicissimus. Groupe sérieux et travailleur, pauvre par vocation, la Brücke se sent vouée à un art où le vécu prime sur le vu, malgré la référence à des idéaux vagues dans leur formulation (« Elle se bat, écrit Kirchner en 1913, pour une culture humaniste qui est la base de l'art véritable. »). L'esthétique de Kirchner sera jugée trop personnelle et subjective par ses compagnons, et ce fut une des raisons de la dissolution de la Brücke.
À l'origine, la Brücke a un style collectif, le Brückestil, comme un front opposé à une société dont les valeurs sont mises en question : dans les expositions, chacun omet souvent de signer ses œuvres. Ce style atteint son apogée en 1910, et c'est dans la gravure sur bois qu'il est le plus manifeste. Les différents artistes de la Brücke, qui illustrent jusqu'en 1911 Der Sturm, montrent une grande similitude de pensée et de technique, surtout Kirchner, Heckel et Schmidt-Rottluff. Après 1911, le caractère individualiste s'affirmera de plus en plus.
Activités du groupe
Appel aux artistes, le manifeste de la Brücke était aussi un appel au public ; il s'agissait de créer un art vivant et dont on puisse vivre. On devenait membre de l'association pour douze marks par an, bientôt pour vingt-cinq marks. Les membres recevaient tous les ans un portefeuille avec des lithographies ou des xylographies originales, et une sorte de rapport illustré. Aujourd'hui très rares et irremplaçables documents des débuts de l'expressionnisme, les portefeuilles présentèrent, de 1905 à 1908, les œuvres de Pechstein, Schmidt-Rottluff, Nolde, Heckel, Amiet, Bleyl et Gallén. Dans une autre série, de 1909 à 1912, chacun reçut son numéro personnel ; la couverture était une gravure sur bois originale en couleurs. Les rapports allaient du simple placard imprimé au couple de gravures sur bois. Les cartes décorées variaient tous les ans. Le travail de la Brücke consistait donc non seulement en création, mais en manipulation et administration. Effort pour intégrer l'art dans la vie humaine, lui gagner des partisans, recrutés – il faut le noter – moins chez des gens professionnellement intéressés à la peinture que dans la bourgeoisie. L'organisation des expositions fut une des activités les plus importantes du mouvement. Les deux premières, l'une de peinture, l'autre de gravures, eurent lieu dans le magasin de lampes Seifert, à Dresde-Löbtau, en 1906. L'année suivante, la galerie Richter ouvrit à la Brücke ses locaux impressionnants. Une quatrième exposition eut lieu, toujours à Dresde, en 1910, galerie Arnold. Un catalogue illustré, le premier, la présentait et portait la liste des adhérents. La volonté de rester unie et indépendante retint la Brücke de s'intégrer dans la Nouvelle Sécession de Berlin qu'elle avait contribué à former. Une exposition commune eut lieu en 1912, à Berlin, chez Gurlitt. La même année, le groupe fut invité à l'exposition internationale du Sonderbund de Cologne. On le retrouve à l'exposition d'art graphique du Blaue Reiter, à Munich, en 1912. Enfin, en 1913, il expose à Munich et à Berlin chez Moses. Le catalogue inclut la Chronik der Brücke (La Chronique de la Brücke) de Kirchner, signal de sa dissolution.
Principaux membres du groupe
La vie de Kirchner (1880-1938) est jalonnée de rencontres artistiques qui sont autant de points de départ et d'appui pour le groupe. Il fit une première découverte, celle de Dürer et des gravures anciennes, au musée de Nuremberg, en 1898, date de ses premières xylographies, ce mode favori de la Brücke où elle excellera. En 1901, à son arrivée à Dresde, a lieu l'exposition d'estampes japonaises chez Arnold. À Munich, où il étudie la peinture en 1903-1904, Kirchner voit l'exposition néo-impressionniste, si l'on en juge par ses peintures pointillistes de l'époque. Van Gogh – seule influence incontestée par le groupe –, Gauguin, Cézanne y sont exposés, quelques Matisse aussi. À Dresde, il fit la rencontre de Kandinsky, venant de Paris, et importateur du fauvisme. L'art de Kirchner évolue en effet à cette époque et, à sa suite, celui de ses compagnons. Kirchner découvre les sculptures des îles Palaos et d'Afrique, au musée ethnographique de Dresde, en 1904. Le peintre norvégien Munch, connu très tôt, est aussi un point d'appui. Ainsi confirmé dans sa voie, Kirchner, parti à Berlin en 1911, atteindra son apogée en 1912. Un style neuf et personnel anime un même matériau thématique, scènes de nature, de rue, de danse et de cirque. Style d'un maniérisme accentué par des formes étirées, un dessin spasmodique fait de hachures croisées, des couleurs symboliques ; style traducteur d'un imaginaire érotico-macabre à l'approche de la déclaration de la Première Guerre mondiale.
Poète à ses débuts, étudiant en architecture en 1904-1905, puis employé dans un bureau d'architecture à Dresde, Heckel (1883-1970) choisit, pour les premières expositions, un atelier dans un ancien magasin, que le groupe occupait l'hiver. Les étés 1907-1909, passés au bord de la mer du Nord ou du lac de Moritzburg (près de Dresde), permettent de réaliser une des vocations de la Brücke : intégrer l'être humain, le nu dans la nature. De 1910 à 1913, l'influence croissante de l'art primitif, conjuguée avec celle du cubisme, sert l'expression d'une ferveur de sentiment, allié à la sobriété constructive. Une composition anguleuse dans un espace fermé, un dessin aigu, des coulées de couleurs claires donnent à des scènes quotidiennes un sens symbolique lié au sentiment du malheur humain, et caractérisent la période berlinoise de Heckel.
Encore étudiant, Schmidt-Rottluff (1884-1976) initie la Brücke à la lithographie et apprend lui-même la gravure sur bois dont naîtra son chef-d'œuvre. Il expose à la Nouvelle Sécession en 1910, à Berlin où il se fixe en 1911. Lors d'un été en Norvège, il est stimulé par le fauvisme. Il recherche une simplification monumentale et de forts contrastes colorés. Chez ce romantique mystique, l'inspiration primitive prend valeur de projection dans un autre univers.
Pechstein (1881-1955) est le seul à avoir reçu une formation académique. Il vient à Dresde en 1900 et, en 1906, rejoint la Brücke qui l'initie aux techniques de la gravure. Un séjour à Paris en fait un importateur du fauvisme. Dès 1908 à Berlin, il expose à la Sécession en 1909. « Refusé » en 1910, il fonde avec d'autres peintres la Nouvelle Sécession et le Muim Institut avec Kirchner. Moins expressionniste, il est mieux compris.
Initié à la gravure sur bois au temps de sa brève association avec la Brücke (1906-1907), Hansen, dit Nolde (1867-1956), s'y distinguera. Les contacts de Dresde le confirment dans sa voie et, farouchement indépendant, il s'oriente vers un art très personnel.
Müller (1874-1930), d'origine tzigane, dit-on, fut la dernière recrue. Sa première grande période créatrice date de son adhésion au groupe dont il adopte le thème de la femme et de la nature. La litho est son mode d'expression favori.
Accueil
Un silence presque total accueillit les deux premières expositions, la troisième provoqua les railleries et les injures des peintres académiques et des impressionnistes de Berlin. La conférence prononcée par Corinth (1914) témoigne encore de leur hostilité. Odi profanum vulgus, livre illustré à l'adresse de la bourgeoisie et des peintres retardataires, exprima la déception du groupe qui recruta néanmoins une vingtaine d'adhérents amateurs en 1910. À Berlin, en 1911, Die Aktion et Der Sturm prirent la défense de ce que le critique de la Kölnische Zeitung, après les expositions itinérantes de Cologne et de Düsseldorf, qualifie de « dangereuses œuvres », « enfantillages de quelques cannibales », « mélange d'art allemand et d'art français ». Suivre l'impressionnisme équivalait déjà à être anti-allemand ; le « caractère pervers » du nouvel art est encore imputé à « la grande importation de la marchandise française » par le peintre Vinnen (Protestation des artistes allemands). Munch, à peu près à la même époque, s'effraie devant des gravures de Schmidt-Rottluff : « De grands maux se préparent ». La participation de la Brücke à l'exposition du Sonderbund de Cologne (1912) confirme l'approbation des promoteurs de l'art moderne. Marc et Macke, peintres du Blaue Reiter, viennent en visite. Des musées de province, Essen, Halle, s'ouvrent ; le marchand L. Schames s'intéresse au groupe. Une sorte de consécration est donnée à la Brücke en 1914, par le critique P. Fechter qui, dans son livre Der Expressionnismus, la qualifie pour la première fois d'expressionniste, et Dresde de « patrie de l'expressionnisme ». Fait notable, car tout au long de l'existence de la Brücke (de 1905 à 1913), ni le groupe ni aucun de ses membres ne furent spécifiquement appelés expressionnistes, alors qu'aujourd'hui ce mouvement est proclamé pionnier de l'expressionnisme germanique. C'est vraiment à partir de 1920 que la Brücke trouve une audience populaire et officielle, par réaction contre ce que l'avant-guerre traditionaliste avait prôné. Le socialisant Novembergruppe expose les œuvres de la Brücke, les musées lui ouvrent largement leurs portes. Leurs prix, grâce à Schames, ont décuplé. En 1926, C. Einstein (L'Art des vingt dernières années) fait une place d'honneur à Nolde, puis à Kirchner, et apprécie leurs compagnons. La fortune critique de la Brücke suit les vicissitudes de la politique en Allemagne. Elle figure aux expositions organisées pour la diffamer après 1933, notamment à la grande exposition de l'« Art dégénéré » à Munich, en 1937. Des œuvres caractéristiques de Kirchner sont exposées : Danseuses russes (1909), Rue à Berlin (1913), accompagnées des commentaires : « C'est ainsi qu'un esprit malade voit la nature », « art préhistorique qui crée des mutilés, des femmes qui donnent la nausée ». Des ventes à bon marché ont lieu (Lucerne, 1939). Cette mise au ban du mouvement est responsable, écrit Buchheim, d'une certaine méfiance de la part des nouvelles générations. Cependant, de nombreux artistes ont été touchés par la conception picturale de la Brücke, en Allemagne, aux États-Unis en 1930 (réalistes sociaux), au Brésil (Segall), au Mexique (Orozco). Aujourd'hui, son rôle historique est unanimement reconnu.
Dans le champ des controverses soulevées par les influences reçues par la Brücke, il est un point brûlant, l'influence fauve et sa datation. Les historiens allemands revendiquent l'autonomie de la Brücke, au moment où elle se forme. Buchheim écrit en 1951 : « Ils [les artistes de la Brücke] n'ont pas connu les tableaux des fauves avant l'exposition du Sonderbund de Cologne, en 1912. » Et Grohmann, en 1954 : « Vers 1905, les tableaux des peintres de Chatou et des Dresdois font voir une certaine ressemblance dans leur façon directe de se manifester et dans la pureté de leur couleur. » En 1961, B. Dorival réfute cette thèse reprise lors de l'exposition de Bruxelles en 1958. Il établit l'existence d'une influence fauve de 1906 à 1912 en s'appuyant sur un grand nombre d'expositions, en particulier la rétrospective de Charlottenburg en 1959 et des textes de Buchheim, P. Selz et B. Myers. Que Kirchner ait antidaté ses tableaux pour s'assurer la priorité dans l'élaboration du langage pictural moderne est reconnu implicitement par Buchheim et affirmé par P. Selz, B. Myers et B. Dorival. En 1957 cependant, B. Myers note, comme en 1947, « quelques parentés de style entre les deux groupes au cours des années 1909-1911 ». La position nuancée de l'Allemand W. Haftmann en 1957 est plus proche de la critique française : « Aux souvenirs de Bonnard et Vuillard, Kirchner et ses amis substituent, en 1905-1906, une abstraction directe des formes de la nature. Autour des années 1907-1908 apparaît ce premier style de la Brücke qui reçoit alors de directes influences des fauves. Contemporaine du fauvisme dont elle est tributaire, la Brücke s'est affranchie de son modèle et a fait œuvre personnelle et germanique. »
La dissolution de la Brücke ne mit pas fin pour autant à la carrière artistique de ses membres. Sans doute, la lutte pour la liberté créatrice et le renouvellement des formes, la révolte des élans subjectifs vont-ils prendre un nouvel aspect. 1914 approche, qui engloutit l'enthousiasme exubérant de l'expressionnisme du début du siècle, et son angoisse.





Étiennette GASSER, docteur en sociologie. « Die Brücke », Encyclopaedia Universalis
Bibliographie
G. C. Argan, « A Proposito di espressionismo », in La Nuova Europa, Rome, 1941
L. G. Buchheim, Die Künstlergemeinschaft Brücke, Tübingen, 1956
Graphik des deutschen Expressionismus, Feldafing, 1959
Die Brücke, catal. expos., Galerie nationale d'art moderne, Rome, 1977
É. Gasser, L'Expressionnisme et les événements du siècle, Genève, 1967
German Expressionism : Prints, Drawings and Watercolours : Die Brücke, catal. expos., Institute of Art, Detroit, 1966-1967
H. Jähner, Künstlergruppe Brücke, Kohlhammer, Stuttgart, 1984
B. Myers, Les Expressionnistes allemands, une génération en révolte, Paris, s.d. (1967)
J. M. Palmier, L'Expressionnisme comme révolte : apocalypse et révolution, Payot, Paris, 1978
J. M. Palmier, L'Expressionnisme et les arts, 2 vol., ibid., 1979-1980
Paris-Berlin 1900-1920, catal. expos., Centre Georges-Pompidou, Paris, 1978
H. K. Röthel, Über die Künstlergruppe Brücke. Die Kunst und das schöne Heim, Munich, 1950
G. Schiefler, Meine Graphik Sammlung. Die Künstler der Brücke, Hambourg 1927
P. Selz, German Expressionnist Painting, Berkeley (Calif.), 1957
P. Westhein, « L'Impressionnisme et l'expressionnisme en Allemagne », in L'Amour de l'Art, Paris, 1934.

mercredi 11 janvier 2012

Marcella LISTA, « DU SPIRITUEL DANS L'ART ET DANS LA PEINTURE EN PARTICULIER »

Wassily KANDINSKY, Improvisation IX, 1910, huile sur toile, Stuttgart, Staatsgalerie, ©

ADAGP Paris and DACS London 2006



« DU SPIRITUEL DANS L'ART ET DANS LA PEINTURE EN PARTICULIER, livre de Wassily Kandinsky »
La première ébauche d'une étude entièrement vouée à la couleur remonte à l'année 1904, alors que Kandinsky (1866-1944) était établi à Munich depuis huit ans. Ce petit texte inédit, intitulé Définition de la couleur, donne déjà la mesure d'une utopie universaliste : « Si la destinée m'accorde assez de temps, écrit le peintre, je découvrirai un nouveau langage international qui existera pour l'éternité et qui s'enrichira continuellement. Et l'on ne l'appellera pas espéranto. Son nom sera peinture. Un mot ancien qui a été utilisé à tort. » Les réflexions que Kandinsky développe à partir de 1904 portent aussi bien sur les effets physiologiques des couleurs que sur leur qualité symbolique ou psychologique. Le modèle théorique qui s'impose tout d'abord à l'artiste est la Farbenlehre de Goethe (Théorie des couleurs, 1811), qu'il entend revisiter à travers sa propre expérience de peintre. Mais l'investigation puise aussi dans des manuels techniques plus anciens, et s'étend jusqu'à l'optique scientifique des couleurs du xixe siècle, dont de nombreux éléments sont résumés dans une autre lecture de jeunesse de Kandinsky : le traité de Paul Signac, D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (Paris, 1899). Lorsque le fruit de cette recherche paraît en décembre 1911 (avec la date de 1912) chez l'éditeur munichois Reinhard Piper, sous le titre Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, le peintre a considérablement mûri son ambition. C'est une redéfinition profonde des moyens et des fins de l'art qu'il engage dans ce premier livre théorique, où des références très précises aux innovations artistiques de son temps alternent avec les fondements d'une esthétique non-figurative.
Le contenu et la forme de l'art
Les huit chapitres de Du Spirituel dans l'art sont divisés en deux grandes parties, « Généralités » et « Peinture ». Cette répartition reflète la jonction établie après coup par l'artiste entre sa « théorie des couleurs » et un raisonnement général exprimant l'exigence d'un renouveau spirituel du contenu artistique. Dans la première partie, Kandinsky lance une polémique contre les tenants de « l'art pour l'art » qui, dans le Jugendstil munichois comme parmi les symbolistes russes, prônent la toute-puissance d'une forme décorative, vouée à l'agrément des sens. Ces invectives ont pris tout leur sens lors de la lecture publique du texte en décembre 1911, au Congrès pan-russe des artistes de Saint-Pétersbourg. Position paradoxale pour l'un des premiers théoriciens de l'abstraction, dont le propos en vient à considérer la forme comme un problème secondaire – l'idée resurgira plus explicitement encore dans son article « Sur la question de la forme », qui paraît au mois d'avril 1912, dans L'Almanach du Cavalier bleu (co-édité avec Franz Marc chez Piper). La mission de l'artiste, définie dans le chapitre « Tournant spirituel », se cristallise dans le modèle messianique qu'offre non seulement la tradition judéo-chrétienne, mais encore la théosophie d'Helena Blavatsky. Kandinsky se réfère à un « climat spirituel », voué à détruire les fondements du positivisme, et dont il relève méthodiquement les « indices » artistiques. Chez Maeterlinck, il observe le dénuement dramatique et l'exploitation sonore du simple matériau verbal : le mot. Dans les quatuors de Schönberg, il salue l'émancipation d'un langage dissonant qui remet fondamentalement en cause la structure « finie » de l'harmonie classique. Devant Cézanne, Picasso et Matisse, il souligne enfin un processus pictural d'isolation et de séparation des moyens : dessin et couleur. La théorie picturale de Kandinsky sera entièrement construite sur ce principe de dissociation entre l'élément linéaire et l'élément chromatique.
Une esthétique de la « dissonance »
La « langue universelle » recherchée par Kandinsky procède par un double mouvement, où alternent la purification des arts existants et leur synthèse dans un « art monumental », projeté dans l'avenir, où les arts du temps (musique, danse, poésie) pourraient s'unir aux arts de l'espace (peinture et architecture essentiellement).
Dans la seconde partie de son livre, qui entend jeter les bases d'une véritable « grammaire » des couleurs et des formes, Kandinsky démontre son attachement à la théorie des « correspondances » (remontant à l'Antiquité) et à l'un de ses aspects majeurs : la synesthésie. S'appuyant sur des sources médicales et ésotériques, l'artiste compare la palette de couleurs tantôt aux hauteurs musicales (tons), tantôt aux timbres liés à chaque instrument. C'est le second aspect, jugé plus intuitif, qu'il finit par privilégier, en phase avec les recherches d'Arnold Schönberg, avec lequel il entretient un échange épistolaire intense à partir de janvier 1911. Kandinsky fait de la synesthésie le fer de lance d'une esthétique de la « dissonance », en invitant au libre jeu d'accords contradictoires à l'intérieur de correspondances jugées inhérentes aux réflexes associatifs de la pensée. On assiste ainsi, dans Du spirituel dans l'art, à un véritable passage de relais entre symbolisme et expressionnisme, l'idée d'une fusion harmonieuse des langages étant remplacée par celle d'un contraste où chaque partie garde son autonomie au sein du tout. Kandinsky résume l'histoire récente de la peinture lorsqu'il évoque les trois « genres » déclinés dans les titres de ses tableaux. L'« Impression » se réfère au rapport immédiat des impressionnistes au motif observé. L'« Improvisation » désigne le travail d'intériorisation qui est propre au symbolisme. La « Composition », enfin, exprime l'épanouissement des moyens purs de la peinture dans une totalité qui naîtrait entièrement du monde intérieur de l'artiste, à l'exemple de l'écriture musicale.
Porté par le modèle du traité humaniste, Du spirituel dans l'art se présente néanmoins comme une mise en chantier de questions qui trouveront une réponse dans le laps de temps très court qui sépare cette publication de la Première Guerre mondiale. Il est un problème en particulier auquel Kandinsky refuse de répondre ici explicitement : « Faut-il totalement renoncer à ce qui est objet [...] et mettre totalement à nu l'abstrait pur ? » Encore hanté à cette époque par la forme décorative, qu'il perçoit comme une forme « morte » et « sans âme », le peintre attendra l'année 1913 et la création de ses premières toiles abstraites pour déclarer, dans Rückblicke (Regards en arrière, éditions Der Sturm, Berlin), que l'art et la nature sont « deux domaines entièrement indépendants ».
Marcella LISTA, docteur en histoire de l'art, responsable de programmation au musée du Louvre, « DU SPIRITUEL DANS L'ART ET DANS LA PEINTURE EN PARTICULIER, livre de Wassily Kandinsky », Encyclopaedia Universalis,.
Bibliographie
W. Kandinsky, Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, édition établie et présentée par P. Sers, traduit de l'allemand par N. Debrand, traduit du russe par B. du Crest, Denoël, Paris, 1989