mercredi 11 janvier 2012

Marcella LISTA, « DU SPIRITUEL DANS L'ART ET DANS LA PEINTURE EN PARTICULIER »

Wassily KANDINSKY, Improvisation IX, 1910, huile sur toile, Stuttgart, Staatsgalerie, ©

ADAGP Paris and DACS London 2006



« DU SPIRITUEL DANS L'ART ET DANS LA PEINTURE EN PARTICULIER, livre de Wassily Kandinsky »
La première ébauche d'une étude entièrement vouée à la couleur remonte à l'année 1904, alors que Kandinsky (1866-1944) était établi à Munich depuis huit ans. Ce petit texte inédit, intitulé Définition de la couleur, donne déjà la mesure d'une utopie universaliste : « Si la destinée m'accorde assez de temps, écrit le peintre, je découvrirai un nouveau langage international qui existera pour l'éternité et qui s'enrichira continuellement. Et l'on ne l'appellera pas espéranto. Son nom sera peinture. Un mot ancien qui a été utilisé à tort. » Les réflexions que Kandinsky développe à partir de 1904 portent aussi bien sur les effets physiologiques des couleurs que sur leur qualité symbolique ou psychologique. Le modèle théorique qui s'impose tout d'abord à l'artiste est la Farbenlehre de Goethe (Théorie des couleurs, 1811), qu'il entend revisiter à travers sa propre expérience de peintre. Mais l'investigation puise aussi dans des manuels techniques plus anciens, et s'étend jusqu'à l'optique scientifique des couleurs du xixe siècle, dont de nombreux éléments sont résumés dans une autre lecture de jeunesse de Kandinsky : le traité de Paul Signac, D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (Paris, 1899). Lorsque le fruit de cette recherche paraît en décembre 1911 (avec la date de 1912) chez l'éditeur munichois Reinhard Piper, sous le titre Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, le peintre a considérablement mûri son ambition. C'est une redéfinition profonde des moyens et des fins de l'art qu'il engage dans ce premier livre théorique, où des références très précises aux innovations artistiques de son temps alternent avec les fondements d'une esthétique non-figurative.
Le contenu et la forme de l'art
Les huit chapitres de Du Spirituel dans l'art sont divisés en deux grandes parties, « Généralités » et « Peinture ». Cette répartition reflète la jonction établie après coup par l'artiste entre sa « théorie des couleurs » et un raisonnement général exprimant l'exigence d'un renouveau spirituel du contenu artistique. Dans la première partie, Kandinsky lance une polémique contre les tenants de « l'art pour l'art » qui, dans le Jugendstil munichois comme parmi les symbolistes russes, prônent la toute-puissance d'une forme décorative, vouée à l'agrément des sens. Ces invectives ont pris tout leur sens lors de la lecture publique du texte en décembre 1911, au Congrès pan-russe des artistes de Saint-Pétersbourg. Position paradoxale pour l'un des premiers théoriciens de l'abstraction, dont le propos en vient à considérer la forme comme un problème secondaire – l'idée resurgira plus explicitement encore dans son article « Sur la question de la forme », qui paraît au mois d'avril 1912, dans L'Almanach du Cavalier bleu (co-édité avec Franz Marc chez Piper). La mission de l'artiste, définie dans le chapitre « Tournant spirituel », se cristallise dans le modèle messianique qu'offre non seulement la tradition judéo-chrétienne, mais encore la théosophie d'Helena Blavatsky. Kandinsky se réfère à un « climat spirituel », voué à détruire les fondements du positivisme, et dont il relève méthodiquement les « indices » artistiques. Chez Maeterlinck, il observe le dénuement dramatique et l'exploitation sonore du simple matériau verbal : le mot. Dans les quatuors de Schönberg, il salue l'émancipation d'un langage dissonant qui remet fondamentalement en cause la structure « finie » de l'harmonie classique. Devant Cézanne, Picasso et Matisse, il souligne enfin un processus pictural d'isolation et de séparation des moyens : dessin et couleur. La théorie picturale de Kandinsky sera entièrement construite sur ce principe de dissociation entre l'élément linéaire et l'élément chromatique.
Une esthétique de la « dissonance »
La « langue universelle » recherchée par Kandinsky procède par un double mouvement, où alternent la purification des arts existants et leur synthèse dans un « art monumental », projeté dans l'avenir, où les arts du temps (musique, danse, poésie) pourraient s'unir aux arts de l'espace (peinture et architecture essentiellement).
Dans la seconde partie de son livre, qui entend jeter les bases d'une véritable « grammaire » des couleurs et des formes, Kandinsky démontre son attachement à la théorie des « correspondances » (remontant à l'Antiquité) et à l'un de ses aspects majeurs : la synesthésie. S'appuyant sur des sources médicales et ésotériques, l'artiste compare la palette de couleurs tantôt aux hauteurs musicales (tons), tantôt aux timbres liés à chaque instrument. C'est le second aspect, jugé plus intuitif, qu'il finit par privilégier, en phase avec les recherches d'Arnold Schönberg, avec lequel il entretient un échange épistolaire intense à partir de janvier 1911. Kandinsky fait de la synesthésie le fer de lance d'une esthétique de la « dissonance », en invitant au libre jeu d'accords contradictoires à l'intérieur de correspondances jugées inhérentes aux réflexes associatifs de la pensée. On assiste ainsi, dans Du spirituel dans l'art, à un véritable passage de relais entre symbolisme et expressionnisme, l'idée d'une fusion harmonieuse des langages étant remplacée par celle d'un contraste où chaque partie garde son autonomie au sein du tout. Kandinsky résume l'histoire récente de la peinture lorsqu'il évoque les trois « genres » déclinés dans les titres de ses tableaux. L'« Impression » se réfère au rapport immédiat des impressionnistes au motif observé. L'« Improvisation » désigne le travail d'intériorisation qui est propre au symbolisme. La « Composition », enfin, exprime l'épanouissement des moyens purs de la peinture dans une totalité qui naîtrait entièrement du monde intérieur de l'artiste, à l'exemple de l'écriture musicale.
Porté par le modèle du traité humaniste, Du spirituel dans l'art se présente néanmoins comme une mise en chantier de questions qui trouveront une réponse dans le laps de temps très court qui sépare cette publication de la Première Guerre mondiale. Il est un problème en particulier auquel Kandinsky refuse de répondre ici explicitement : « Faut-il totalement renoncer à ce qui est objet [...] et mettre totalement à nu l'abstrait pur ? » Encore hanté à cette époque par la forme décorative, qu'il perçoit comme une forme « morte » et « sans âme », le peintre attendra l'année 1913 et la création de ses premières toiles abstraites pour déclarer, dans Rückblicke (Regards en arrière, éditions Der Sturm, Berlin), que l'art et la nature sont « deux domaines entièrement indépendants ».
Marcella LISTA, docteur en histoire de l'art, responsable de programmation au musée du Louvre, « DU SPIRITUEL DANS L'ART ET DANS LA PEINTURE EN PARTICULIER, livre de Wassily Kandinsky », Encyclopaedia Universalis,.
Bibliographie
W. Kandinsky, Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, édition établie et présentée par P. Sers, traduit de l'allemand par N. Debrand, traduit du russe par B. du Crest, Denoël, Paris, 1989