Erich HECKEL,Einladung zur Ausstellung K.G.Brücke in der Galerie Fritz Gurlitt, Berlin, 1912, Foto: Archiv Gerlinger-Göltz
DIE BRÜCKE
Depuis 1892, des « sécessions » s'étaient produites au sein des associations d'artistes de Munich, de Vienne, de Berlin. Elles témoignaient, comme la formation de divers groupes régionaux, d'un besoin d'émancipation et de libération artistique. Besoin européen, mais ressenti avec plus d'acuité en Allemagne où le développement de l'art est constamment freiné par l'esprit traditionaliste et autoritaire qui règne dans le pays. Depuis trois siècles de latinisation, l'art allemand s'était détourné des fortes traditions héritées du Moyen Âge.
Après le réalisme, qui incite l'artiste à peindre le milieu qui l'entoure et ses mœurs, une individualisation s'amorce sur le thème du symbolisme. L'Art Nouveau, ou Jugendstil, institue une expérience féconde en pays germanique, même s'il ne détermine pas résolument un style pictural. L'impressionnisme est encore « un accident », tentative tardive (au tournant du siècle) de s'insérer dans le mouvement moderne, mais significative par sa tonalité typiquement allemande, c'est-à-dire émotive et subjective. L'art germanique allait retrouver avec l'expressionnisme, avec la Brücke notamment, sa force et son énergie : il faut « faire du tableau un dynamomètre sensible de nos émotions », dira le peintre Feininger (Kunstblatt, 1931). C'est le besoin d'un tel art qui provoque la formation du groupe de la Brücke, le premier et le mieux organisé des groupements du jeune xxe siècle, tentative d'union idéale et de centralisation économique.
Historique
Die Brücke (« le Pont ») fut fondée en 1905 par quatre étudiants de l'École supérieure technique d'architecture de Dresde : Ernst Ludwig Kirchner, Fritz Bleyl, Erich Heckel, Karl Schmidt-Rottluff. À l'origine de cette fondation, il y a l'amitié et le travail en commun de Kirchner et de Bleyl, arrivés à Dresde respectivement en 1901 et 1902, la camaraderie d'Heckel et de Schmidt-Rottluff au lycée de Chemnitz avant leur venue à Dresde en 1904-1905. Ces quatre étudiants sont également intéressés par la peinture et le dessin ; formant une sorte de corporation, ils mettent en commun le lieu de travail, les modèles, le matériel. La Brücke réalise l'idée d'une communauté artistique reprise de Van Gogh (les premiers écrits sur Van Gogh paraissent en 1901 en Allemagne). Elle rejoint en la valorisant une idée littéraire, le « Nous sommes tous des travailleurs » de Rilke, poème écrit en 1898 et publié en 1905. Cet idéal d'une union artistique impliquait un élargissement du groupe primitif. Sollicité par Schmidt-Rottluff, le Frison Emil Nolde en fit partie de 1906 à 1907. À la requête d'Heckel, Max Pechstein fut accepté dans le groupe en 1905, mais exclu en 1912. Otto Müller s'inscrivit en 1910 et resta fidèle jusqu'en 1913. Parmi les autres membres, seul le Suisse Cuno Amiet, compagnon de Gauguin à Pont-Aven, eut – en son temps – une réputation qui dépassa les limites de son pays. Membre depuis 1906, comme le Finlandais Axel Gallén, il y demeura quelque temps, ainsi que Franz Nölken, et participa à l'exposition de 1907. Un événement important en 1908 : l'adhésion de Kees Van Dongen, Hollandais étroitement lié aux « fauves » parisiens. Invité, après une exposition commune en 1907, à faire partie du groupe, il se retira en 1909, ainsi que Bleyl.
Lorsqu'on parle aujourd'hui de la Brücke, on entend Kirchner, son animateur spirituel ; Nolde, que le groupe stimule fortement et dont les meilleures réalisations dépassent celles de la plupart de ses compagnons ; Pechstein, qui rendit populaire le mouvement ; Schmidt-Rottluff, un sombre et puissant « primitif » ; Müller, d'un exotisme plein de charme ; enfin Heckel, le plus organisateur et le moins révolté. Parce qu'elle y trouvait une atmosphère plus stimulante que dans la provinciale Dresde, la Brücke avait émigré à Berlin en 1911 ; elle y fut dissoute en 1913.
Programme de la Brücke
La Brücke mit au point un programme que Kirchner rédigea, l'été 1906, à Goppeln, près de Dresde, où il peignait avec Pechstein. Il parut en gravure sur bois avec l'emblème du groupe : « Animés de la foi dans le progrès, la foi dans une nouvelle génération de créateurs et d'amateurs d'art, nous appelons toute la jeunesse à se grouper et, comme des jeunes qui portent en eux le futur, nous voulons conquérir la liberté d'action et de vie face aux vieilles forces retranchées et établies. Sont avec nous tous ceux qui expriment directement et sincèrement leur impulsion créatrice. » Cet appel à un rassemblement de « tous les éléments jeunes et en fermentation » (Schmidt-Rottluff à Nolde, 1906) est une tentative pour établir un lien, un pont entre tous ceux qui désirent participer à la création de l'art futur, c'est-à-dire de l'art qu'eux-mêmes vont créer. « Nous avons un grand art allemand ; il faut créer une deuxième période. La première est celle de Dürer, Holbein, Grünewald ; moi, je me sens capable de participer » (Nolde à Rosa Schapire, 1908). En 1937, Kirchner confirma ce que fut son intention première en écrivant à Curt Valentin : « Il y avait ces peintures d'atelier sans vie ni sang. Dehors, il y avait la vie sonore et colorée avec toutes ses pulsations. » À la reconnaissance de la grande tradition allemande se joint la volonté d'ouvrir une nouvelle période en exprimant la vie, celle d'aujourd'hui.
Un esprit, un style
Si la Brücke ne formulait pas de doctrine précise – son but initial étant la recherche et l'expérimentation –, elle trouvait une impulsion dans les idées des philosophes et des écrivains : dans l'ardent lyrisme de l'Américain W. Whitman, dans l'exigence nietzschéenne d'une transmutation des valeurs, mais aussi chez les poètes symbolistes Rilke, Stefan George, chez les dramaturges Hauptmann, Wedekind, chez les Scandinaves Ibsen et Strindberg, plus tard chez les poètes expressionnistes Lasker-Schüler, Heym. C'est dans leurs œuvres que les artistes de la Brücke incarnèrent l'esprit du mouvement : anticonformisme, volonté de révolte contre l'hypocrisie bourgeoise et sentimentale, affirmation de la fragilité de l'ordre établi et pressentiment du nouveau. Pour elle, l'art est la révolte. Révolte artistique, mais liée au courant socialisant du célèbre journal satirique Simplicissimus. Groupe sérieux et travailleur, pauvre par vocation, la Brücke se sent vouée à un art où le vécu prime sur le vu, malgré la référence à des idéaux vagues dans leur formulation (« Elle se bat, écrit Kirchner en 1913, pour une culture humaniste qui est la base de l'art véritable. »). L'esthétique de Kirchner sera jugée trop personnelle et subjective par ses compagnons, et ce fut une des raisons de la dissolution de la Brücke.
À l'origine, la Brücke a un style collectif, le Brückestil, comme un front opposé à une société dont les valeurs sont mises en question : dans les expositions, chacun omet souvent de signer ses œuvres. Ce style atteint son apogée en 1910, et c'est dans la gravure sur bois qu'il est le plus manifeste. Les différents artistes de la Brücke, qui illustrent jusqu'en 1911 Der Sturm, montrent une grande similitude de pensée et de technique, surtout Kirchner, Heckel et Schmidt-Rottluff. Après 1911, le caractère individualiste s'affirmera de plus en plus.
Activités du groupe
Appel aux artistes, le manifeste de la Brücke était aussi un appel au public ; il s'agissait de créer un art vivant et dont on puisse vivre. On devenait membre de l'association pour douze marks par an, bientôt pour vingt-cinq marks. Les membres recevaient tous les ans un portefeuille avec des lithographies ou des xylographies originales, et une sorte de rapport illustré. Aujourd'hui très rares et irremplaçables documents des débuts de l'expressionnisme, les portefeuilles présentèrent, de 1905 à 1908, les œuvres de Pechstein, Schmidt-Rottluff, Nolde, Heckel, Amiet, Bleyl et Gallén. Dans une autre série, de 1909 à 1912, chacun reçut son numéro personnel ; la couverture était une gravure sur bois originale en couleurs. Les rapports allaient du simple placard imprimé au couple de gravures sur bois. Les cartes décorées variaient tous les ans. Le travail de la Brücke consistait donc non seulement en création, mais en manipulation et administration. Effort pour intégrer l'art dans la vie humaine, lui gagner des partisans, recrutés – il faut le noter – moins chez des gens professionnellement intéressés à la peinture que dans la bourgeoisie. L'organisation des expositions fut une des activités les plus importantes du mouvement. Les deux premières, l'une de peinture, l'autre de gravures, eurent lieu dans le magasin de lampes Seifert, à Dresde-Löbtau, en 1906. L'année suivante, la galerie Richter ouvrit à la Brücke ses locaux impressionnants. Une quatrième exposition eut lieu, toujours à Dresde, en 1910, galerie Arnold. Un catalogue illustré, le premier, la présentait et portait la liste des adhérents. La volonté de rester unie et indépendante retint la Brücke de s'intégrer dans la Nouvelle Sécession de Berlin qu'elle avait contribué à former. Une exposition commune eut lieu en 1912, à Berlin, chez Gurlitt. La même année, le groupe fut invité à l'exposition internationale du Sonderbund de Cologne. On le retrouve à l'exposition d'art graphique du Blaue Reiter, à Munich, en 1912. Enfin, en 1913, il expose à Munich et à Berlin chez Moses. Le catalogue inclut la Chronik der Brücke (La Chronique de la Brücke) de Kirchner, signal de sa dissolution.
Principaux membres du groupe
La vie de Kirchner (1880-1938) est jalonnée de rencontres artistiques qui sont autant de points de départ et d'appui pour le groupe. Il fit une première découverte, celle de Dürer et des gravures anciennes, au musée de Nuremberg, en 1898, date de ses premières xylographies, ce mode favori de la Brücke où elle excellera. En 1901, à son arrivée à Dresde, a lieu l'exposition d'estampes japonaises chez Arnold. À Munich, où il étudie la peinture en 1903-1904, Kirchner voit l'exposition néo-impressionniste, si l'on en juge par ses peintures pointillistes de l'époque. Van Gogh – seule influence incontestée par le groupe –, Gauguin, Cézanne y sont exposés, quelques Matisse aussi. À Dresde, il fit la rencontre de Kandinsky, venant de Paris, et importateur du fauvisme. L'art de Kirchner évolue en effet à cette époque et, à sa suite, celui de ses compagnons. Kirchner découvre les sculptures des îles Palaos et d'Afrique, au musée ethnographique de Dresde, en 1904. Le peintre norvégien Munch, connu très tôt, est aussi un point d'appui. Ainsi confirmé dans sa voie, Kirchner, parti à Berlin en 1911, atteindra son apogée en 1912. Un style neuf et personnel anime un même matériau thématique, scènes de nature, de rue, de danse et de cirque. Style d'un maniérisme accentué par des formes étirées, un dessin spasmodique fait de hachures croisées, des couleurs symboliques ; style traducteur d'un imaginaire érotico-macabre à l'approche de la déclaration de la Première Guerre mondiale.
Poète à ses débuts, étudiant en architecture en 1904-1905, puis employé dans un bureau d'architecture à Dresde, Heckel (1883-1970) choisit, pour les premières expositions, un atelier dans un ancien magasin, que le groupe occupait l'hiver. Les étés 1907-1909, passés au bord de la mer du Nord ou du lac de Moritzburg (près de Dresde), permettent de réaliser une des vocations de la Brücke : intégrer l'être humain, le nu dans la nature. De 1910 à 1913, l'influence croissante de l'art primitif, conjuguée avec celle du cubisme, sert l'expression d'une ferveur de sentiment, allié à la sobriété constructive. Une composition anguleuse dans un espace fermé, un dessin aigu, des coulées de couleurs claires donnent à des scènes quotidiennes un sens symbolique lié au sentiment du malheur humain, et caractérisent la période berlinoise de Heckel.
Encore étudiant, Schmidt-Rottluff (1884-1976) initie la Brücke à la lithographie et apprend lui-même la gravure sur bois dont naîtra son chef-d'œuvre. Il expose à la Nouvelle Sécession en 1910, à Berlin où il se fixe en 1911. Lors d'un été en Norvège, il est stimulé par le fauvisme. Il recherche une simplification monumentale et de forts contrastes colorés. Chez ce romantique mystique, l'inspiration primitive prend valeur de projection dans un autre univers.
Pechstein (1881-1955) est le seul à avoir reçu une formation académique. Il vient à Dresde en 1900 et, en 1906, rejoint la Brücke qui l'initie aux techniques de la gravure. Un séjour à Paris en fait un importateur du fauvisme. Dès 1908 à Berlin, il expose à la Sécession en 1909. « Refusé » en 1910, il fonde avec d'autres peintres la Nouvelle Sécession et le Muim Institut avec Kirchner. Moins expressionniste, il est mieux compris.
Initié à la gravure sur bois au temps de sa brève association avec la Brücke (1906-1907), Hansen, dit Nolde (1867-1956), s'y distinguera. Les contacts de Dresde le confirment dans sa voie et, farouchement indépendant, il s'oriente vers un art très personnel.
Müller (1874-1930), d'origine tzigane, dit-on, fut la dernière recrue. Sa première grande période créatrice date de son adhésion au groupe dont il adopte le thème de la femme et de la nature. La litho est son mode d'expression favori.
Accueil
Un silence presque total accueillit les deux premières expositions, la troisième provoqua les railleries et les injures des peintres académiques et des impressionnistes de Berlin. La conférence prononcée par Corinth (1914) témoigne encore de leur hostilité. Odi profanum vulgus, livre illustré à l'adresse de la bourgeoisie et des peintres retardataires, exprima la déception du groupe qui recruta néanmoins une vingtaine d'adhérents amateurs en 1910. À Berlin, en 1911, Die Aktion et Der Sturm prirent la défense de ce que le critique de la Kölnische Zeitung, après les expositions itinérantes de Cologne et de Düsseldorf, qualifie de « dangereuses œuvres », « enfantillages de quelques cannibales », « mélange d'art allemand et d'art français ». Suivre l'impressionnisme équivalait déjà à être anti-allemand ; le « caractère pervers » du nouvel art est encore imputé à « la grande importation de la marchandise française » par le peintre Vinnen (Protestation des artistes allemands). Munch, à peu près à la même époque, s'effraie devant des gravures de Schmidt-Rottluff : « De grands maux se préparent ». La participation de la Brücke à l'exposition du Sonderbund de Cologne (1912) confirme l'approbation des promoteurs de l'art moderne. Marc et Macke, peintres du Blaue Reiter, viennent en visite. Des musées de province, Essen, Halle, s'ouvrent ; le marchand L. Schames s'intéresse au groupe. Une sorte de consécration est donnée à la Brücke en 1914, par le critique P. Fechter qui, dans son livre Der Expressionnismus, la qualifie pour la première fois d'expressionniste, et Dresde de « patrie de l'expressionnisme ». Fait notable, car tout au long de l'existence de la Brücke (de 1905 à 1913), ni le groupe ni aucun de ses membres ne furent spécifiquement appelés expressionnistes, alors qu'aujourd'hui ce mouvement est proclamé pionnier de l'expressionnisme germanique. C'est vraiment à partir de 1920 que la Brücke trouve une audience populaire et officielle, par réaction contre ce que l'avant-guerre traditionaliste avait prôné. Le socialisant Novembergruppe expose les œuvres de la Brücke, les musées lui ouvrent largement leurs portes. Leurs prix, grâce à Schames, ont décuplé. En 1926, C. Einstein (L'Art des vingt dernières années) fait une place d'honneur à Nolde, puis à Kirchner, et apprécie leurs compagnons. La fortune critique de la Brücke suit les vicissitudes de la politique en Allemagne. Elle figure aux expositions organisées pour la diffamer après 1933, notamment à la grande exposition de l'« Art dégénéré » à Munich, en 1937. Des œuvres caractéristiques de Kirchner sont exposées : Danseuses russes (1909), Rue à Berlin (1913), accompagnées des commentaires : « C'est ainsi qu'un esprit malade voit la nature », « art préhistorique qui crée des mutilés, des femmes qui donnent la nausée ». Des ventes à bon marché ont lieu (Lucerne, 1939). Cette mise au ban du mouvement est responsable, écrit Buchheim, d'une certaine méfiance de la part des nouvelles générations. Cependant, de nombreux artistes ont été touchés par la conception picturale de la Brücke, en Allemagne, aux États-Unis en 1930 (réalistes sociaux), au Brésil (Segall), au Mexique (Orozco). Aujourd'hui, son rôle historique est unanimement reconnu.
Dans le champ des controverses soulevées par les influences reçues par la Brücke, il est un point brûlant, l'influence fauve et sa datation. Les historiens allemands revendiquent l'autonomie de la Brücke, au moment où elle se forme. Buchheim écrit en 1951 : « Ils [les artistes de la Brücke] n'ont pas connu les tableaux des fauves avant l'exposition du Sonderbund de Cologne, en 1912. » Et Grohmann, en 1954 : « Vers 1905, les tableaux des peintres de Chatou et des Dresdois font voir une certaine ressemblance dans leur façon directe de se manifester et dans la pureté de leur couleur. » En 1961, B. Dorival réfute cette thèse reprise lors de l'exposition de Bruxelles en 1958. Il établit l'existence d'une influence fauve de 1906 à 1912 en s'appuyant sur un grand nombre d'expositions, en particulier la rétrospective de Charlottenburg en 1959 et des textes de Buchheim, P. Selz et B. Myers. Que Kirchner ait antidaté ses tableaux pour s'assurer la priorité dans l'élaboration du langage pictural moderne est reconnu implicitement par Buchheim et affirmé par P. Selz, B. Myers et B. Dorival. En 1957 cependant, B. Myers note, comme en 1947, « quelques parentés de style entre les deux groupes au cours des années 1909-1911 ». La position nuancée de l'Allemand W. Haftmann en 1957 est plus proche de la critique française : « Aux souvenirs de Bonnard et Vuillard, Kirchner et ses amis substituent, en 1905-1906, une abstraction directe des formes de la nature. Autour des années 1907-1908 apparaît ce premier style de la Brücke qui reçoit alors de directes influences des fauves. Contemporaine du fauvisme dont elle est tributaire, la Brücke s'est affranchie de son modèle et a fait œuvre personnelle et germanique. »
La dissolution de la Brücke ne mit pas fin pour autant à la carrière artistique de ses membres. Sans doute, la lutte pour la liberté créatrice et le renouvellement des formes, la révolte des élans subjectifs vont-ils prendre un nouvel aspect. 1914 approche, qui engloutit l'enthousiasme exubérant de l'expressionnisme du début du siècle, et son angoisse.
Étiennette GASSER, docteur en sociologie. « Die Brücke », Encyclopaedia Universalis
Bibliographie
G. C. Argan, « A Proposito di espressionismo », in La Nuova Europa, Rome, 1941
L. G. Buchheim, Die Künstlergemeinschaft Brücke, Tübingen, 1956
Graphik des deutschen Expressionismus, Feldafing, 1959
Die Brücke, catal. expos., Galerie nationale d'art moderne, Rome, 1977
É. Gasser, L'Expressionnisme et les événements du siècle, Genève, 1967
German Expressionism : Prints, Drawings and Watercolours : Die Brücke, catal. expos., Institute of Art, Detroit, 1966-1967
H. Jähner, Künstlergruppe Brücke, Kohlhammer, Stuttgart, 1984
B. Myers, Les Expressionnistes allemands, une génération en révolte, Paris, s.d. (1967)
J. M. Palmier, L'Expressionnisme comme révolte : apocalypse et révolution, Payot, Paris, 1978
J. M. Palmier, L'Expressionnisme et les arts, 2 vol., ibid., 1979-1980
Paris-Berlin 1900-1920, catal. expos., Centre Georges-Pompidou, Paris, 1978H. K. Röthel, Über die Künstlergruppe Brücke. Die Kunst und das schöne Heim, Munich, 1950
G. Schiefler, Meine Graphik Sammlung. Die Künstler der Brücke, Hambourg 1927
P. Selz, German Expressionnist Painting, Berkeley (Calif.), 1957
P. Westhein, « L'Impressionnisme et l'expressionnisme en Allemagne », in L'Amour de l'Art, Paris, 1934.
DIE BRÜCKE
Depuis 1892, des « sécessions » s'étaient produites au sein des associations d'artistes de Munich, de Vienne, de Berlin. Elles témoignaient, comme la formation de divers groupes régionaux, d'un besoin d'émancipation et de libération artistique. Besoin européen, mais ressenti avec plus d'acuité en Allemagne où le développement de l'art est constamment freiné par l'esprit traditionaliste et autoritaire qui règne dans le pays. Depuis trois siècles de latinisation, l'art allemand s'était détourné des fortes traditions héritées du Moyen Âge.
Après le réalisme, qui incite l'artiste à peindre le milieu qui l'entoure et ses mœurs, une individualisation s'amorce sur le thème du symbolisme. L'Art Nouveau, ou Jugendstil, institue une expérience féconde en pays germanique, même s'il ne détermine pas résolument un style pictural. L'impressionnisme est encore « un accident », tentative tardive (au tournant du siècle) de s'insérer dans le mouvement moderne, mais significative par sa tonalité typiquement allemande, c'est-à-dire émotive et subjective. L'art germanique allait retrouver avec l'expressionnisme, avec la Brücke notamment, sa force et son énergie : il faut « faire du tableau un dynamomètre sensible de nos émotions », dira le peintre Feininger (Kunstblatt, 1931). C'est le besoin d'un tel art qui provoque la formation du groupe de la Brücke, le premier et le mieux organisé des groupements du jeune xxe siècle, tentative d'union idéale et de centralisation économique.
Historique
Die Brücke (« le Pont ») fut fondée en 1905 par quatre étudiants de l'École supérieure technique d'architecture de Dresde : Ernst Ludwig Kirchner, Fritz Bleyl, Erich Heckel, Karl Schmidt-Rottluff. À l'origine de cette fondation, il y a l'amitié et le travail en commun de Kirchner et de Bleyl, arrivés à Dresde respectivement en 1901 et 1902, la camaraderie d'Heckel et de Schmidt-Rottluff au lycée de Chemnitz avant leur venue à Dresde en 1904-1905. Ces quatre étudiants sont également intéressés par la peinture et le dessin ; formant une sorte de corporation, ils mettent en commun le lieu de travail, les modèles, le matériel. La Brücke réalise l'idée d'une communauté artistique reprise de Van Gogh (les premiers écrits sur Van Gogh paraissent en 1901 en Allemagne). Elle rejoint en la valorisant une idée littéraire, le « Nous sommes tous des travailleurs » de Rilke, poème écrit en 1898 et publié en 1905. Cet idéal d'une union artistique impliquait un élargissement du groupe primitif. Sollicité par Schmidt-Rottluff, le Frison Emil Nolde en fit partie de 1906 à 1907. À la requête d'Heckel, Max Pechstein fut accepté dans le groupe en 1905, mais exclu en 1912. Otto Müller s'inscrivit en 1910 et resta fidèle jusqu'en 1913. Parmi les autres membres, seul le Suisse Cuno Amiet, compagnon de Gauguin à Pont-Aven, eut – en son temps – une réputation qui dépassa les limites de son pays. Membre depuis 1906, comme le Finlandais Axel Gallén, il y demeura quelque temps, ainsi que Franz Nölken, et participa à l'exposition de 1907. Un événement important en 1908 : l'adhésion de Kees Van Dongen, Hollandais étroitement lié aux « fauves » parisiens. Invité, après une exposition commune en 1907, à faire partie du groupe, il se retira en 1909, ainsi que Bleyl.
Lorsqu'on parle aujourd'hui de la Brücke, on entend Kirchner, son animateur spirituel ; Nolde, que le groupe stimule fortement et dont les meilleures réalisations dépassent celles de la plupart de ses compagnons ; Pechstein, qui rendit populaire le mouvement ; Schmidt-Rottluff, un sombre et puissant « primitif » ; Müller, d'un exotisme plein de charme ; enfin Heckel, le plus organisateur et le moins révolté. Parce qu'elle y trouvait une atmosphère plus stimulante que dans la provinciale Dresde, la Brücke avait émigré à Berlin en 1911 ; elle y fut dissoute en 1913.
Programme de la Brücke
La Brücke mit au point un programme que Kirchner rédigea, l'été 1906, à Goppeln, près de Dresde, où il peignait avec Pechstein. Il parut en gravure sur bois avec l'emblème du groupe : « Animés de la foi dans le progrès, la foi dans une nouvelle génération de créateurs et d'amateurs d'art, nous appelons toute la jeunesse à se grouper et, comme des jeunes qui portent en eux le futur, nous voulons conquérir la liberté d'action et de vie face aux vieilles forces retranchées et établies. Sont avec nous tous ceux qui expriment directement et sincèrement leur impulsion créatrice. » Cet appel à un rassemblement de « tous les éléments jeunes et en fermentation » (Schmidt-Rottluff à Nolde, 1906) est une tentative pour établir un lien, un pont entre tous ceux qui désirent participer à la création de l'art futur, c'est-à-dire de l'art qu'eux-mêmes vont créer. « Nous avons un grand art allemand ; il faut créer une deuxième période. La première est celle de Dürer, Holbein, Grünewald ; moi, je me sens capable de participer » (Nolde à Rosa Schapire, 1908). En 1937, Kirchner confirma ce que fut son intention première en écrivant à Curt Valentin : « Il y avait ces peintures d'atelier sans vie ni sang. Dehors, il y avait la vie sonore et colorée avec toutes ses pulsations. » À la reconnaissance de la grande tradition allemande se joint la volonté d'ouvrir une nouvelle période en exprimant la vie, celle d'aujourd'hui.
Un esprit, un style
Si la Brücke ne formulait pas de doctrine précise – son but initial étant la recherche et l'expérimentation –, elle trouvait une impulsion dans les idées des philosophes et des écrivains : dans l'ardent lyrisme de l'Américain W. Whitman, dans l'exigence nietzschéenne d'une transmutation des valeurs, mais aussi chez les poètes symbolistes Rilke, Stefan George, chez les dramaturges Hauptmann, Wedekind, chez les Scandinaves Ibsen et Strindberg, plus tard chez les poètes expressionnistes Lasker-Schüler, Heym. C'est dans leurs œuvres que les artistes de la Brücke incarnèrent l'esprit du mouvement : anticonformisme, volonté de révolte contre l'hypocrisie bourgeoise et sentimentale, affirmation de la fragilité de l'ordre établi et pressentiment du nouveau. Pour elle, l'art est la révolte. Révolte artistique, mais liée au courant socialisant du célèbre journal satirique Simplicissimus. Groupe sérieux et travailleur, pauvre par vocation, la Brücke se sent vouée à un art où le vécu prime sur le vu, malgré la référence à des idéaux vagues dans leur formulation (« Elle se bat, écrit Kirchner en 1913, pour une culture humaniste qui est la base de l'art véritable. »). L'esthétique de Kirchner sera jugée trop personnelle et subjective par ses compagnons, et ce fut une des raisons de la dissolution de la Brücke.
À l'origine, la Brücke a un style collectif, le Brückestil, comme un front opposé à une société dont les valeurs sont mises en question : dans les expositions, chacun omet souvent de signer ses œuvres. Ce style atteint son apogée en 1910, et c'est dans la gravure sur bois qu'il est le plus manifeste. Les différents artistes de la Brücke, qui illustrent jusqu'en 1911 Der Sturm, montrent une grande similitude de pensée et de technique, surtout Kirchner, Heckel et Schmidt-Rottluff. Après 1911, le caractère individualiste s'affirmera de plus en plus.
Activités du groupe
Appel aux artistes, le manifeste de la Brücke était aussi un appel au public ; il s'agissait de créer un art vivant et dont on puisse vivre. On devenait membre de l'association pour douze marks par an, bientôt pour vingt-cinq marks. Les membres recevaient tous les ans un portefeuille avec des lithographies ou des xylographies originales, et une sorte de rapport illustré. Aujourd'hui très rares et irremplaçables documents des débuts de l'expressionnisme, les portefeuilles présentèrent, de 1905 à 1908, les œuvres de Pechstein, Schmidt-Rottluff, Nolde, Heckel, Amiet, Bleyl et Gallén. Dans une autre série, de 1909 à 1912, chacun reçut son numéro personnel ; la couverture était une gravure sur bois originale en couleurs. Les rapports allaient du simple placard imprimé au couple de gravures sur bois. Les cartes décorées variaient tous les ans. Le travail de la Brücke consistait donc non seulement en création, mais en manipulation et administration. Effort pour intégrer l'art dans la vie humaine, lui gagner des partisans, recrutés – il faut le noter – moins chez des gens professionnellement intéressés à la peinture que dans la bourgeoisie. L'organisation des expositions fut une des activités les plus importantes du mouvement. Les deux premières, l'une de peinture, l'autre de gravures, eurent lieu dans le magasin de lampes Seifert, à Dresde-Löbtau, en 1906. L'année suivante, la galerie Richter ouvrit à la Brücke ses locaux impressionnants. Une quatrième exposition eut lieu, toujours à Dresde, en 1910, galerie Arnold. Un catalogue illustré, le premier, la présentait et portait la liste des adhérents. La volonté de rester unie et indépendante retint la Brücke de s'intégrer dans la Nouvelle Sécession de Berlin qu'elle avait contribué à former. Une exposition commune eut lieu en 1912, à Berlin, chez Gurlitt. La même année, le groupe fut invité à l'exposition internationale du Sonderbund de Cologne. On le retrouve à l'exposition d'art graphique du Blaue Reiter, à Munich, en 1912. Enfin, en 1913, il expose à Munich et à Berlin chez Moses. Le catalogue inclut la Chronik der Brücke (La Chronique de la Brücke) de Kirchner, signal de sa dissolution.
Principaux membres du groupe
La vie de Kirchner (1880-1938) est jalonnée de rencontres artistiques qui sont autant de points de départ et d'appui pour le groupe. Il fit une première découverte, celle de Dürer et des gravures anciennes, au musée de Nuremberg, en 1898, date de ses premières xylographies, ce mode favori de la Brücke où elle excellera. En 1901, à son arrivée à Dresde, a lieu l'exposition d'estampes japonaises chez Arnold. À Munich, où il étudie la peinture en 1903-1904, Kirchner voit l'exposition néo-impressionniste, si l'on en juge par ses peintures pointillistes de l'époque. Van Gogh – seule influence incontestée par le groupe –, Gauguin, Cézanne y sont exposés, quelques Matisse aussi. À Dresde, il fit la rencontre de Kandinsky, venant de Paris, et importateur du fauvisme. L'art de Kirchner évolue en effet à cette époque et, à sa suite, celui de ses compagnons. Kirchner découvre les sculptures des îles Palaos et d'Afrique, au musée ethnographique de Dresde, en 1904. Le peintre norvégien Munch, connu très tôt, est aussi un point d'appui. Ainsi confirmé dans sa voie, Kirchner, parti à Berlin en 1911, atteindra son apogée en 1912. Un style neuf et personnel anime un même matériau thématique, scènes de nature, de rue, de danse et de cirque. Style d'un maniérisme accentué par des formes étirées, un dessin spasmodique fait de hachures croisées, des couleurs symboliques ; style traducteur d'un imaginaire érotico-macabre à l'approche de la déclaration de la Première Guerre mondiale.
Poète à ses débuts, étudiant en architecture en 1904-1905, puis employé dans un bureau d'architecture à Dresde, Heckel (1883-1970) choisit, pour les premières expositions, un atelier dans un ancien magasin, que le groupe occupait l'hiver. Les étés 1907-1909, passés au bord de la mer du Nord ou du lac de Moritzburg (près de Dresde), permettent de réaliser une des vocations de la Brücke : intégrer l'être humain, le nu dans la nature. De 1910 à 1913, l'influence croissante de l'art primitif, conjuguée avec celle du cubisme, sert l'expression d'une ferveur de sentiment, allié à la sobriété constructive. Une composition anguleuse dans un espace fermé, un dessin aigu, des coulées de couleurs claires donnent à des scènes quotidiennes un sens symbolique lié au sentiment du malheur humain, et caractérisent la période berlinoise de Heckel.
Encore étudiant, Schmidt-Rottluff (1884-1976) initie la Brücke à la lithographie et apprend lui-même la gravure sur bois dont naîtra son chef-d'œuvre. Il expose à la Nouvelle Sécession en 1910, à Berlin où il se fixe en 1911. Lors d'un été en Norvège, il est stimulé par le fauvisme. Il recherche une simplification monumentale et de forts contrastes colorés. Chez ce romantique mystique, l'inspiration primitive prend valeur de projection dans un autre univers.
Pechstein (1881-1955) est le seul à avoir reçu une formation académique. Il vient à Dresde en 1900 et, en 1906, rejoint la Brücke qui l'initie aux techniques de la gravure. Un séjour à Paris en fait un importateur du fauvisme. Dès 1908 à Berlin, il expose à la Sécession en 1909. « Refusé » en 1910, il fonde avec d'autres peintres la Nouvelle Sécession et le Muim Institut avec Kirchner. Moins expressionniste, il est mieux compris.
Initié à la gravure sur bois au temps de sa brève association avec la Brücke (1906-1907), Hansen, dit Nolde (1867-1956), s'y distinguera. Les contacts de Dresde le confirment dans sa voie et, farouchement indépendant, il s'oriente vers un art très personnel.
Müller (1874-1930), d'origine tzigane, dit-on, fut la dernière recrue. Sa première grande période créatrice date de son adhésion au groupe dont il adopte le thème de la femme et de la nature. La litho est son mode d'expression favori.
Accueil
Un silence presque total accueillit les deux premières expositions, la troisième provoqua les railleries et les injures des peintres académiques et des impressionnistes de Berlin. La conférence prononcée par Corinth (1914) témoigne encore de leur hostilité. Odi profanum vulgus, livre illustré à l'adresse de la bourgeoisie et des peintres retardataires, exprima la déception du groupe qui recruta néanmoins une vingtaine d'adhérents amateurs en 1910. À Berlin, en 1911, Die Aktion et Der Sturm prirent la défense de ce que le critique de la Kölnische Zeitung, après les expositions itinérantes de Cologne et de Düsseldorf, qualifie de « dangereuses œuvres », « enfantillages de quelques cannibales », « mélange d'art allemand et d'art français ». Suivre l'impressionnisme équivalait déjà à être anti-allemand ; le « caractère pervers » du nouvel art est encore imputé à « la grande importation de la marchandise française » par le peintre Vinnen (Protestation des artistes allemands). Munch, à peu près à la même époque, s'effraie devant des gravures de Schmidt-Rottluff : « De grands maux se préparent ». La participation de la Brücke à l'exposition du Sonderbund de Cologne (1912) confirme l'approbation des promoteurs de l'art moderne. Marc et Macke, peintres du Blaue Reiter, viennent en visite. Des musées de province, Essen, Halle, s'ouvrent ; le marchand L. Schames s'intéresse au groupe. Une sorte de consécration est donnée à la Brücke en 1914, par le critique P. Fechter qui, dans son livre Der Expressionnismus, la qualifie pour la première fois d'expressionniste, et Dresde de « patrie de l'expressionnisme ». Fait notable, car tout au long de l'existence de la Brücke (de 1905 à 1913), ni le groupe ni aucun de ses membres ne furent spécifiquement appelés expressionnistes, alors qu'aujourd'hui ce mouvement est proclamé pionnier de l'expressionnisme germanique. C'est vraiment à partir de 1920 que la Brücke trouve une audience populaire et officielle, par réaction contre ce que l'avant-guerre traditionaliste avait prôné. Le socialisant Novembergruppe expose les œuvres de la Brücke, les musées lui ouvrent largement leurs portes. Leurs prix, grâce à Schames, ont décuplé. En 1926, C. Einstein (L'Art des vingt dernières années) fait une place d'honneur à Nolde, puis à Kirchner, et apprécie leurs compagnons. La fortune critique de la Brücke suit les vicissitudes de la politique en Allemagne. Elle figure aux expositions organisées pour la diffamer après 1933, notamment à la grande exposition de l'« Art dégénéré » à Munich, en 1937. Des œuvres caractéristiques de Kirchner sont exposées : Danseuses russes (1909), Rue à Berlin (1913), accompagnées des commentaires : « C'est ainsi qu'un esprit malade voit la nature », « art préhistorique qui crée des mutilés, des femmes qui donnent la nausée ». Des ventes à bon marché ont lieu (Lucerne, 1939). Cette mise au ban du mouvement est responsable, écrit Buchheim, d'une certaine méfiance de la part des nouvelles générations. Cependant, de nombreux artistes ont été touchés par la conception picturale de la Brücke, en Allemagne, aux États-Unis en 1930 (réalistes sociaux), au Brésil (Segall), au Mexique (Orozco). Aujourd'hui, son rôle historique est unanimement reconnu.
Dans le champ des controverses soulevées par les influences reçues par la Brücke, il est un point brûlant, l'influence fauve et sa datation. Les historiens allemands revendiquent l'autonomie de la Brücke, au moment où elle se forme. Buchheim écrit en 1951 : « Ils [les artistes de la Brücke] n'ont pas connu les tableaux des fauves avant l'exposition du Sonderbund de Cologne, en 1912. » Et Grohmann, en 1954 : « Vers 1905, les tableaux des peintres de Chatou et des Dresdois font voir une certaine ressemblance dans leur façon directe de se manifester et dans la pureté de leur couleur. » En 1961, B. Dorival réfute cette thèse reprise lors de l'exposition de Bruxelles en 1958. Il établit l'existence d'une influence fauve de 1906 à 1912 en s'appuyant sur un grand nombre d'expositions, en particulier la rétrospective de Charlottenburg en 1959 et des textes de Buchheim, P. Selz et B. Myers. Que Kirchner ait antidaté ses tableaux pour s'assurer la priorité dans l'élaboration du langage pictural moderne est reconnu implicitement par Buchheim et affirmé par P. Selz, B. Myers et B. Dorival. En 1957 cependant, B. Myers note, comme en 1947, « quelques parentés de style entre les deux groupes au cours des années 1909-1911 ». La position nuancée de l'Allemand W. Haftmann en 1957 est plus proche de la critique française : « Aux souvenirs de Bonnard et Vuillard, Kirchner et ses amis substituent, en 1905-1906, une abstraction directe des formes de la nature. Autour des années 1907-1908 apparaît ce premier style de la Brücke qui reçoit alors de directes influences des fauves. Contemporaine du fauvisme dont elle est tributaire, la Brücke s'est affranchie de son modèle et a fait œuvre personnelle et germanique. »
La dissolution de la Brücke ne mit pas fin pour autant à la carrière artistique de ses membres. Sans doute, la lutte pour la liberté créatrice et le renouvellement des formes, la révolte des élans subjectifs vont-ils prendre un nouvel aspect. 1914 approche, qui engloutit l'enthousiasme exubérant de l'expressionnisme du début du siècle, et son angoisse.
Étiennette GASSER, docteur en sociologie. « Die Brücke », Encyclopaedia Universalis
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